Entretiens

« Les médias traditionnels garantissent un rendez-vous informationnel qui participe à ce que nous devenions citoyens. »

A l'occasion de la parution de son dernier ouvrage Nathalie Sonnac, professeure à l’université Panthéon-Assas, présidente du CEDE et ancienne membre du CSA, nous partage son analyse des modèles économiques des médias et des incidences qui se dessinent en matière de démocratie. 

Par Laurence Rousseau, publié le 22/03/2023 à 11:48, mis à jour le 23/03/2023 à 10:03.

Nathalie Sonnac
© DR

Votre dernier ouvrage Le Nouveau monde des médias, une urgence démocratique vient de paraître. Sur quoi la spécialiste de l’économie des médias que vous êtes souhaite nous alerter ?  

Après six années passées au CSA et mon retour à l’enseignement universitaire, j’avais envie de faire un point sur les transformations majeures du secteur des médias. Les nouveaux acteurs que sont les plateformes de streaming, les réseaux sociaux et les plus globalement les GAFA ont totalement envahi notre espace informationnel. Aujourd’hui, 71% des 18-34 ans s’informent prioritairement via les réseaux sociaux, et toutes les études confirment cette tendance. C’est à la fois le fruit d’une révolution technologique et des usages, et d’une transformation des modèles économiques des médias.

Mon propos est de mettre en évidence les enjeux démocratiques que représentent tant la montée en puissance de ces nouveaux acteurs que la fragilisation des médias traditionnels.

Les acteurs du numérique vendent notre attention et nos données à des annonceurs, un modèle somme toute traditionnel pour les médias, mais avec une puissance permettant d’aller beaucoup plus loin dans le qualitatif de la donnée. Mon propos est donc de mettre en évidence les enjeux démocratiques que représentent tant la montée en puissance de ces nouveaux acteurs que la fragilisation des médias traditionnels.

N’est-ce qu’une question de modèle économique ?

Prenons quelques chiffres. Les recettes publicitaires de la presse écrite ont baissé de 70% en 15 ans et la télévision, qui est historiquement le 1er média des annonceurs, se voit désormais dépassée par les acteurs de la publicité en ligne, dont Google, Facebook et Amazon qui se partagent les ¾ du marché. Et si les jeunes publics se détournent des médias traditionnels, il faut aussi signaler une crise institutionnelle majeure avec une défiance vis-à-vis des médias. L’ensemble constitue les ingrédients d’un cocktail qui fait vaciller les médias historiques, ces derniers cédant peu à peu le pas à des acteurs du digital qui ne s’embarrassent pas du cadre de régulation dans lequel nous évoluons, c’est à dire celui de la fabrication d’une information dite de qualité.

Le marché de la fake news et la polarisation du débat public sont source d’audience et donc de revenus.

Il n’est pas normal que tout un chacun qui souhaite diffuser du contenu se retrouve sur les mêmes agoras que les journalistes professionnels, ou encore qu’on laisse passer des fake news, sous prétexte qu’elles génèrent de l’audience. Le marché de la fake news et la polarisation du débat public sont source d’audience et donc de revenus. C’est évidemment un enjeu démocratique essentiel.

Se pose donc la question de la régulation ?

Les règles qui s’appliquent aux médias traditionnels tels le pluralisme politique que l'on trouve dans les conventions signées par les chaines de télévision avec le régulateur ne concernent pas les nouveaux médias. Certes, le Digital Services Act pose le cadre de la responsabilité des acteurs du numérique mais aujourd’hui nous sommes dans un marché de l’information totalement dérégulé. De plus, il faut transposer les règlements européens à l’échelle nationale. La loi de 1986 qui garantit la liberté de communication s’est élargie puisque l’Arcom englobe désormais les réseaux sociaux et les plateformes dans son champ de régulation, cependant on voit bien que cela n’est pas suffisant et que le sujet devient extrêmement compliqué à maitriser.

Tout le monde cherche son modèle. La TV mise sur la SVOD et la télé connectée… Les plateformes de streaming créent de nouveaux contenus, du live… Quelle est votre analyse ?

La télévision « à la papa » a fortement évolué et désormais toutes les principales chaines offrent par exemple un service de SVOD. Donc le secteur audiovisuel ne reste pas inactif. Face à lui, il y a une économie de prototypes car les plateformes ne peuvent prévoir quels séries, films ou autres documentaires vont faire de l’audience. Les plateformes misent donc sur d’autres rendez-vous, à l’instar d’Amazon avec le sport, ce qui d’ailleurs les met en concurrence frontale avec les chaines de télé. De plus, toutes ces plateformes sont sur un modèle payant et donc à terme, l’accès gratuit à une information de qualité pourrait être remis en cause. De quoi créer des zones et des démocraties à plusieurs vitesses, alors que nous avons plus que jamais besoin de créer du commun.

C’est en décortiquant les modèles économiques que l’on constate que les enjeux sont d’ordre démocratique. Le service public est indispensable à l’écosystème audiovisuel.

Je reviens par ailleurs dans mon livre sur le rôle indispensable du service public. Il aurait fallu garantir symboliquement sa place lors de la suppression de la redevance audiovisuelle. La question du service public, et plus globalement des médias, n’est pas uniquement politique, elle relève également du champ économique. C’est en décortiquant les modèles économiques que l’on constate que les enjeux sont d’ordre démocratique. Le service public est indispensable à l’écosystème audiovisuel. Rappelons que France Télévisions investit chaque année 500 millions d’euros dans la production cinématographique et audiovisuelle française.

Les médias traditionnels marchent sur deux jambes, la jambe du divertissement et des émissions de flux, et la jambe de l’information. Face à eux, les plateformes n’avancent que sur la jambe du divertissement. Il faut donc verrouiller la création d’une information de qualité et l’indépendance des journalistes qui peuvent être en danger du fait de la fragilité des modèles économiques. Les médias traditionnels, publics comme privés, garantissent un rendez-vous informationnel qui participe à ce que nous devenions citoyens.

Que pensez-vous du mariage raté entre TF1 et M6 ou encore de la disparition de Salto ? Impossible donc de faire émerger un champion français ?

Concernant la fusion avortée de TF1 et M6, c’est effectivement un véritable échec pour notre écosystème audiovisuel. L’analyse de la concurrence que l’on peut faire aux Etats-Unis et en Europe démontre que nous avons besoin d’acteurs extrêmement solides financièrement, capables de réaliser des économies d’échelle et disposant d’une base d’audience suffisamment large pour pouvoir investir. A titre de comparaison, le coût de la grille de TF1 est de l’ordre d’un milliard d’euros quand Netflix investit entre 18 et 20 milliards de dollars par an.

Je reste convaincue que nous avons besoin en France de groupes puissants économiquement et industriellement parlant.

Pour Salto, il me semble que l’alliance était quelque peu étrange dès l’origine. Des alliances entre opérateurs historiques existent dans tous les pays européens, mais Salto avait pour ambition de réunir des groupes privés et un groupe public. L’équation devenait donc plus compliquée. Et se posait la question de savoir si Salto était éditeur ou bien distributeur. Reste que l’idée initiale était bonne, car je reste convaincue que nous avons besoin en France de groupes puissants économiquement et industriellement parlant. Ce qui n’empêche de renforcer la garantie de la fabrique d’une information de qualité en toute indépendance. Mais pour cela, il faut réviser et renforcer la loi Bloche notamment. Il demeure primordial d’obliger les chaines d’investir massivement dans les journalistes et de faire la différence entre divertissement et information, afin d’éviter le mélange des genres et donc la confusion dans la tête de nos concitoyens.

Quel est votre sentiment quant à l’évolution des usages, avec les jeunes générations qui ne regardent pratiquement plus la TV et le vieillissement de l’audience des chaines télé traditionnelles ?

Le téléspectateur a évolué, aujourd’hui il s’informe en naviguant là où il veut. Il n’est plus présent aux rendez-vous affichés et fabriqués par les grandes chaines de télévision car il évolue dans un système délinéarisé. Il me semble donc nécessaire de construire des nouveaux rendez-vous garantissant, en toute transparence, une fabrique de l’information. De sanctuariser cette fabrique. C’est d’autant plus important que la confiance dans les médias participe de notre démocratie, et que celle-ci est en train de vaciller.

* Le Nouveau monde des médias, une urgence démocratique – Editions Odile Jacob

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